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L’ISLAMISME ET LA LIBERTÉ QUELQUES MAUVAISES SURPRISES1

La révolution iranienne fut saluée par plus d’un intellectuel en Iran ainsi qu’à travers le monde comme le signe salutaire d’un retour de la spiritualité en politique.

C’était la fin des années soixante-dix, désormais le siècle qui avait tant sacrifié aux « religions séculières » montrait des signes de lassitude devant leurs promesses non tenues de salut, l’éternité avait réussi à se faire une place dans l’air du temps et un nouveau pari paraissait tentant: et si on revenait aux bonnes vieilles méthodes? Qui sait? Peut-être que ce qui avait manqué à toute l’entreprise était la grâce divine. La tentation était d’autant plus grande que cette grâce avait son intercesseur sous les dehors d’un vieillard à l’aspect austère, au verbe simple, au ton haut et à l’accent rocailleux, tout ce qu’il y a de plus prophétique pensait-on à l’époque.

Depuis, le prophète en question a largement fait ses preuves et nous sommes tout à fait en mesure de faire le bilan de cette réintroduction enthousiaste du sacré dans le politique et de mesurer les déceptions qui en résultèrent.

 

Au fait les gens s’attendaient à avoir leur part de spiritualité mais ils eurent droit à leur ration de magie.

Le projet de Khomeyni était assez simple, il fallait changer le monde en commençant par l’Iran afin de restaurer la grandeur de l’islam. Pour ce faire il comptait s’appuyer sur le sacré mais sans se laisser trop aller à la spiritualité quand même, il savait très bien que les prophètes désarmés ont une très courte espérance de vie et que cela est incompatible avec les projets grandioses. Il se montra donc plus disposé à employer la violence mais sans pour cela délaisser le sacré. Vous vous demandez quel est le parti qu’il a su tirer de cela, il n’a quand même pas dansé pour faire tomber la pluie! C’est vrai, il ne l’a pas fait, l’emploi qu’il a fait du sacré était plus subtil que ça. Dans tous les conflits où il s’est engagé il a commencé tout d’abord par sacraliser l’enjeu. Son discours prenait ainsi le devant de ses coups et lui assurait la domination du terrain, du moins là où ses adversaires entraient dans le jeu et acceptaient d’emblée les règles ainsi imposées par Khomeyni, c’est-à-dire presque dans tous les cas. Bien que basée sur le sacré cette magie n’avait rien de primitif, c’est peut-être pour cela qu’elle convenait si bien au monde moderne.

 

Mais les déceptions ne s’arrêtèrent pas là. Les gens s’attendaient à voir la spiritualité renaissante être portée par les théologiens, ils ont eu droit à une armée de canonistes.

Si je me permets d’insister sur ce point c’est que l’illusion est tenace et qu’elle a duré jusqu’à nos jours. Dès qu’il est question de la classe dirigeante iranienne c’est le mot théologien qui revient sur tous les lèvres sans égards au fait que les études proprement théologiques sont depuis des décennies, pour ne pas dire des siècles, marginalisées au sein des écoles coraniques. Les successeurs de Khomeyni ainsi que lui-même sont des docteurs de la Loi pas des docteurs de la Foi. Mais il faut se garder de sous-estimer l’utilité d’une telle formation, elle ne peut que prédisposer encore plus à l’exercice du pouvoir, surtout d’un pouvoir qui prétend incarner la volonté divine et détenir des solutions définitives à tous les problèmes humains. La traduction de cette volonté ainsi que la matérialisation de ces solutions ne sauraient être que des règles et tout le monde sait que les canonistes sont particulièrement précis et prolifiques en la matière.

 

Venons-en à la dernière déception, celle qui nous concerne plus particulièrement aujourd’hui. Ceux qui saluaient le retour en force du sacré s’attendaient à ce qu’il accomplisse des miracles pour eux mais ils eurent surtout droit à des tabous.

Quels étaient ces miracles tant attendus?

Avant tout il y avait la justice. Ceux, nombreux, qui pour diverses raisons croyaient vivre dans une société injuste, voulaient changer cet état de choses. Un changement radical même paraissait souhaitable. Mais est-ce qu’il y a un changement plus radical en la matière que de passer de la justice humaine à la justice divine? En fin de compte cette solution s’imposa à l’issue de la révolution iranienne. La révélation fut érigée en principe de droit, une révélation dont le message était immuable et dont le droit exclusif de l’interpréter et de l’exécuter revenait à Khomeyni et ses acolytes. Inutile d’insister que les résultats ne furent guère à la hauteur des espérances. Ceux qui étaient assez naïfs pour croire qu’une révision à la va-vite du Coran leur permettrait d’avoir voix au chapitre firent à leurs dépens l’expérience que la justice divine ne se discute pas, surtout pas par des laïcs.

Le sort de la liberté ne fut guère meilleur. Les religieux au pouvoir pensaient comme tout le monde que la liberté humaine a ses limites; de leur point de vue ces limites coïncidaient exactement avec la tradition islamique. À question éternelle réponse éternelle! Le principe est simple mais il fallait y penser.

Les deux grands tabous que l’intégrisme islamique apporta avec lui furent la justice et la liberté dont le contenu et leurs modalités furent placés d’office en dehors de toute discussion.

 

Le problème suscité par la publication des « Versets sataniques », qui se trouve aujourd’hui au cœur de nos préoccupations, cristallise au plus haut point les problèmes posés par ces deux tabous.

Au centre du conflit nous avons une œuvre d’art qui touche par certains de ses aspects, j’insiste sur le mot « certains », à des épisodes de l’histoire primitive de l’islam. C’est à ces aspects que les intégristes réduisent l’œuvre de Rushdie. Si l’histoire s’arrêtait à cette lecture, ou pour être plus précis à cette non-lecture, il n’y aurait pas eu de problème, car enfin chacun peut avoir la lecture qu’il souhaite, quitte à se perdre dans des interprétations erronées. Mais les intégristes prennent prétexte de leur interprétation, pour le moins biaisée, pour sanctionner et l’œuvre, qui doit être brûlée, et l’écrivain, qui doit être mis à mort. Les critères esthétiques n’ont tout naturellement rien à voir avec ce jugement qui est basé sur les catégories du sacré et du profane. D’après les mollahs, ces deux catégories doivent régir souverainement la vie des musulmans, et par-delà eux celle de l’humanité entière. Ils estiment que l’artiste a profané la mémoire sacrée du Prophète et transgressé le tabou suprême en ce qui concerne le contenu révélé du Coran, liberté ou plus précisément licence qui n’a été donnée à aucune créature, humaine ou autre. La mise en question des règles de justice qui servent à décider du sort réservé au livre et à l’auteur revient au même car ces règles trouvent leur origine dans le Coran et la vie de Mahomet.

C’est là où je voulais en venir, le discours des intégristes est fermé et particulièrement cohérent. Vous m’objecterez qu’il a la même cohérence que le discours d’un paranoïaque, je suis prête à l’admettre mais n’empêche qu’on ne saurait le contrer en acceptant ses prémisses. Tant que les laïcs accepteront les prémisses de ce discours, à savoir la souveraineté du sacré et le monopole des religieux à le représenter, ils n’auront aucune voix au chapitre et j’ajouterai même qu’ils ne mériteront pas d’en avoir.

On ne saurait trouver une issue à l’affaire Rushdie qu’en sortant de la prison du discours mis sur pied par les mollahs, autrement dit en rejetant fondamentalement l’héritage de la révolution iranienne en particulier et l’apport de l’intégrisme en général. Mais tant qu’on se laissera tenter par l’utilisation d’arguments d’origine religieuse on sera soumis à la souveraineté du sacré, donc particulièrement exposé à l’argumentation des mollahs et susceptible d’en faire les frais. D’un autre côté si on consent à transférer la sacralité de la religion à une culture particulière, on sera toujours à la merci de ceux qui se donnent pour mission de la représenter et ne reculent devant aucun moyen pour appuyer leur prétention.

C’est là-dessus que je voudrais conclure. Nous sommes en présence de deux discours antagonistes, dont le premier se base sur le sacré et se donne les moyens d’imposer ses vues. Le second ne saurait être qu’un discours humaniste et laïc, respectueux des droits de l’individu et reconnaissant la valeur des différentes activités humaines, notamment artistiques, et leur concédant la liberté nécessaire à leur épanouissement. C’est sur ce dernier qu’on peut baser la défense cohérente de la vie et de l’œuvre de Rushdie.

L’affaire Rushdie par son caractère symbolique et sa portée mondiale a fait sonner l’heure du choix pour les intellectuels du « monde musulman », les Iraniens en particulier. S’ils veulent prendre la défense d’un homme et d’une œuvre qui le méritent largement; s’ils veulent ouvrir la voie à la sécularisation ou empêcher la régression de ces sociétés qu’on qualifie d’ « islamiques » et enfin s’ils veulent jouir eux-mêmes des libertés tant admirées des sociétés occidentales, ils doivent franchir le pas et faire le choix décisif qui s’offre à eux. C’est à eux qu’en revient l’honneur.

1 Discours prononcé au mois d’octobre 1993 dans le cadre de trois nuits consacrées à Rushdie et son œuvre au Centre Georges Pompidou.