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L’HONNEUR DE L’ISLAM ET L’HONNEUR DES HOMMES1

Mesdames

Je suis très heureuse de m’adresser à votre assemblée et je vous remercie de m’avoir accueillie parmi vous ce soir. Je voudrais profiter de cette occasion pour parler de deux aspects de la politique poursuivie par la République Islamique d’Iran (R.I.I.), deux aspects considérés à tort comme accessoires. Le premier concerne la sentence de mort lancée contre Salman Rushdie et le second la mise au pas des femmes en Iran.

Au premier abord on est tenté de classer l’affaire Rushdie dans le dossier de la politique extérieure et l’autre dans celui de la politique intérieure de ce régime qui est défini par ses propres zélateurs comme le seul exemple du gouvernement de Dieu sur terre.

Je tiens à remarquer tout d’abord qu’on ne saurait considérer la R.I.I. comme une puissance territoriale traditionnelle ni comme un État moderne. Ce régime est un totalitarisme basé sur une idéologie religieuse, les frontières n’ont grand sens ni dans l’idéologie professée et ni dans les politiques effectivement entreprises par lui, si ce n’est pour être reniées et outrepassées.

L’affaire Rushdie montre à merveille cette indistinction entre les politiques intérieure et extérieure. Dans ce cas précis la publication d’un roman donna d’abord lieu à des contestations marginales au sein de la population immigrée pakistanaise à Londres. Manifestations qui ne furent pas considérées comme très importantes; d’où leur peu de retentissement. Tout commença quand elles furent récupérées par un vieux canoniste chi’ite qui ne connaissait pas un traître mot d’anglais pour pouvoir examiner de près le livre dont il condamna l’auteur, mais qui considérait cette affaire comme étant de son ressort et n’hésitait pas à lancer un appel au meurtre appuyé d’une récompense de plusieurs millions de francs, réitérant ainsi une nouvelle fois sa prétention à guider et représenter la communauté musulmane dans son intégrité.

Dès cette époque l’opinion publique des pays occidentaux s’enflamma, à juste titre d’ailleurs, contre l’absurdité de cette fatwa. Elle fut dénoncée comme l’irruption du Moyen-Age en plein vingtième siècle, l’exemple même d’une intolérance odieuse et de méthodes sauvages. Rares furent cependant ceux qui s’interrogèrent sur sa raison d’être et ses antécédents. Tout se passait comme si cet appel au meurtre n’avait qu’une valeur anecdotique et aucun caractère exemplaire. L’aspect sensationnel de cette affaire conjugué à une imagerie simpliste du monde musulman étouffa ces questionnements. Une situation bizarre résulta de tout cela, d’un côté on eut des prises de position très courageuses de la part de gens qui n’avaient aucun moyen de pression sur les mollahs de Téhéran, de l’autre la volonté de tout oublier et de reprendre des relations normales avec l’Iran de la part de la majorité des gouvernements occidentaux qui avaient été humiliés dans cette affaire et qui tenaient à oublier le plus tôt possible cette désagréable péripétie.

Si on avait poussé ce questionnement à terme, deux faits d’une importance primordiale se seraient révélés avec la plus grande acuité à tout le monde.

D’abord que le régime khomeyniste ne reconnaît aucune limite à son autorité et qu’il se considère à même d’avoir le dernier mot en tout ce qui peut toucher de loin ou de près la vie d’un musulman, non seulement en matière de religion mais aussi dans les domaines culinaire, artistique, sexuel, politique et que sais-je encore!…. En d’autres termes sa conception de la religion est telle qu’elle englobe tous les aspects de la vie. En second lieu, on aurait su que l’exercice de cette autorité tout en ayant l’Iran comme domaine privilégié n’a aucune limite intrinsèque, elle s’étend où on la laisse s’étendre.

En somme on aurait su que cette condamnation n’est que l’exemple le plus flagrant et que Rushdie n’est que la victime le plus célèbre d’un régime religieux à tendance totalitaire qui sévit impunément en Iran, ce depuis plus d’une dizaine d’années. Cela n’aurait rien enlevé au caractère abject de cette fatwa mais l’aurait mise en perspective, permettant de mieux saisir son sens et sa portée.

Les méthodes khomeynistes sont les mêmes à l’intérieur et à l’extérieur d’Iran et personne n’est épargné par leur violence. Mais malheureusement leur application en Iran même a soulevée moins d’indignation que n’ont soulevé les agissements des autres régimes totalitaires ou autoritaires à travers le monde.

Tout cela m’amène à parler plus particulièrement des femmes qui constituent la plus grande cible sociale des intégristes iraniens. L’indolence générale à l’égard de leur sort est d’autant plus surprenante qu’elles constituent la moitié de la population d’un pays de plusieurs dizaines de millions d’habitants, que leur mise au pas a eu un caractère très violent, que les changements ainsi imposés à la société iranienne ont été particulièrement spectaculaires. Surtout si nous pensons un moment au fait que la défense des droits des femmes est partout à l’ordre du jour et qu’elle fait l’objet de diverses déclarations et de résolutions de la part de toutes sortes d’organisations à travers le monde.

Sur quoi est basée cette insouciance à l’égard du sort des femmes iraniennes? Comment leur sort a pu paraître plus ou moins admissible aux yeux de tous et de chacun?

Il me semble qu’on doit chercher la raison de cette attitude dans un culturalisme mal défini, un reniement des valeurs universelles qui pousse à considérer le régime des mollahs sinon comme vaguement représentatif des iraniens, du moins comme une émanation de leur culture et de ce fait légitime, sinon tolérable faute de mieux.

En général c’est l’imagerie révolutionnaire qui nourrit cette bonne disposition à l’égard des mollahs. Nous nous souvenons tous des manifestations réunissant des centaines de milliers de personnes qui mirent fin au régime du Chah, et bien sûr des milliers de femmes qui prirent part à ces manifestations et dont la majorité portaient le tchador. Elles étaient là à scander des slogans anti-Chah et le signe le plus évident de leur opposition était justement ce fameux tchador. Leur attifement fut considéré non pas comme répondant à une situation particulière mais comme la renaissance d’une tradition séculaire. Cette interprétation parut d’autant plus vraisemblable qu’un grand nombre de femmes éduquées ou intellectuelles avaient adopté la tenue islamique et justifiaient le port de tchador par de fumeux discours idéologiques. Les unes déclaraient avoir ainsi trouvé leur liberté, les autres leur identité, certaines prétendaient participer à la renaissance de la foi et ainsi de suite…

Que pourrait-on demander aux autres quand les iraniennes elles-mêmes paraissaient si convaincues de la nécessité de porter le voile et que leurs porte-parole auto-désignées s’empressaient d’expliquer les raisons profondes de cette mutation à qui voulait l’entendre? Ayant vécu depuis plus de deux générations dans un pays où les mollahs n’avaient aucun moyen d’imposer leurs vues dans la direction des affaires ni dans les problèmes de société, elles n’avaient aucune idée des rigueurs d’un régime théocratique.

Il n’est nul besoin de souligner l’utilité de cette attitude pour les mollahs, Khomeyni en tête, qui voyaient ainsi leur soutien populaire s’élargir parmi un groupe qui devait leur être hostile en principe. Le désir du changement et le rejet du régime du Chah étaient si forts qu’ils ne laissaient que très peu de place pour la lucidité de quelques-uns. D’une part on avait affaire à des femmes qui, comme beaucoup d’autres, pensaient atteindre à une meilleure vie à travers le changement, n’ayant aucune idée de la création d’une république islamique dont le contenu restait à définir et d’autre part à des mollahs qui avaient une idée plus ou moins claire d’une telle république et de la place qu’ils comptaient y réserver aux femmes.

Quelle était cette place?

Il fallut attendre la prise de pouvoir par les mollahs pour être renseigné, car les partisans de Khomeyni n’étaient guère loquaces là-dessus. Khomeyni lui-même n’avait pas daigné y faire allusion dans son manifeste politique. Chaque fois que la question de la condition féminine était posée, lui ou ses lieutenants l’éludaient de la même façon: ils commençaient par critiquer l’état de servilité dans lequel les femmes étaient tenues par le régime du Chah, ils dénonçaient le pouvoir qui les avait réduites à des femmes-objets, et indiquaient qu’ils allaient mettre fin à cet esclavage. Quant à la place de la femme dans la société future, selon eux les femmes allaient être à l’abri de toute atteinte! Ils se faisaient même une si haute idée de la femme qu’ils considéraient tout regard étranger posé sur elle comme une atteinte, mais ils se gardaient bien de le dire. L’exemple de femme musulmane qu’ils mettaient en avant était celle de Fatima, la fille de Mahomet. En fait les mérites de cette dame se résument à avoir mis au monde coup sur coup deux imams; elle a aussi beaucoup pleuré durant sa vie et cette double fécondité paraît être sa principale qualité.

Au fond l’idée que les mollahs se faisaient de la femme avait ses sources dans les hagiographies du genre que je vous ai indiqué et dans les textes du droit canon vieux de plusieurs siècles. Car il ne faut pas oublier que la formation dispensée dans les écoles coraniques est essentiellement axée sur le droit canon, les autres matières enseignées sont tout à fait secondaires, et la situation des femmes dans le droit canon chi’ite n’est guère enviable. Les exemples de l’application de ces règles abondent, mais j’ai toujours craint que leur caractère trop barbare ne les place si loin de la sensibilité de mes interlocuteurs occidentaux qu’ils ne paraissent de ce fait irréels et quasi fantastiques, donc totalement inutiles. Mais il faut ce qu’il faut et je vais vous proposer deux exemples.

Il y a quelque temps un certain Taghi Zavareï creva les yeux de sa femme sous prétexte qu’elle regardait fréquemment les hommes à travers la fenêtre de leur maison. Acte d’une extrême sauvagerie, vous en conviendrez, mais tout à fait significatif dans le climat créé par les mollahs. Le tribunal islamique se pencha sur l’affaire car il ne faut pas oublier que trente-six des articles du code du talion sont consacrés au problème de la chasteté des femmes. En fin de compte, les juges islamiques établirent l’innocence de cette pauvre femme. Car la fenêtre donnait purement et simplement sur un mur de ciment. Selon vous, comment compenser cette injustice? Les juges trouvèrent juste de permettre à la victime de crever un œil de son mari en compensation des deux qu’elle avait perdus. On ne pourrait mieux souligner qu’une femme, en entier ou en morceaux, ne vaut que la moitié d’un homme.

Le second exemple est plus banal, car il s’agit de la lapidation. Vous avez sûrement dû entendre parler de cette peine qui a été maintes fois appliquée en Iran par les mollahs, et vous savez qu’elle vise les femmes adultères. Peut-être l’évocation de cette peine vous fait-elle plutôt penser à la Bible, à des personnages légendaires ou à des peuples aux noms imprononçables, plus qu’à des femmes vivant au vingtième siècle. Je ne vous apprendrai pas grande chose en disant que les lapidations ont été nombreuses en Iran mais peut-être aurai-je quelques mérites à vous renseigner que dans certains cas, elles ont été précédées d’une centaine de coups de fouet et qu’elles ont toujours été exécutées avec soin. Ce que j’entends par soin c’est par exemple le choix de la taille des pierres, elles ne doivent pas être trop grandes car elles achèveraient trop tôt la victime ni trop petites parce qu’elles manqueraient de l’achever.

Revenons à des choses plus proches.

Les mollahs réussirent à prendre le pouvoir avec les idées auxquelles j’ai fait allusion et avec des projets qui en étaient inspirés. Mais ils ne se trouvaient pas devant une matière première inerte, loin de là, ils avaient affaire à une société transformée par un siècle de modernisme, qui tant bien que mal et à travers différents régimes politiques, avait changé l’Iran. L’histoire moderne des femmes iraniennes commence avec la révolution de 1906, l’acquisition de droits de plus en plus larges, la participation de plus en plus grande aux différents secteurs d’activité, la possibilité de faire des études poussées, l’obtention du droit de vote, constituent le fil conducteur de cette histoire.

En un mot la société devant laquelle les mollahs se retrouvaient n’avait rien à voir avec leurs idées ni avec la société du temps de Mahomet. C’était une société modernisée où les femmes avaient une place importante dans les secteurs de l’éducation, dans l’administration, l’économie et j’en passe.

Les repousser en arrière sur tous les points et en même temps aurait été impossible; d’autant plus qu’elles ne comptaient pas se laisser faire et qu’elles furent très promptes à défendre leurs droits dans l’Iran post-révolutionnaire. N’oublions pas que les premières tentatives pour imposer le port du voile échouèrent devant les manifestations des femmes, avant de reprendre de plus belle et de réussir une fois les moyens de coercition nécessaires, réunis.

Les mollahs auraient aimé se passer des femmes et les reléguer une fois pour toutes aux tâches ménagères mais ils n’avaient pas le moyen de le faire. Ils ne pouvaient se passer de cette énorme force de travail qui avait gagné sa place au sein de la société. En plus les mollahs n’avaient ni réussi à élargir leur idéologie au point de la rendre assez puissante pour répondre aux questions que pose la direction d’une société moderne, ni n’étaient parvenus à mettre sur pied un parti du type léniniste qui leur aurait permis de mieux maîtriser cette société et de la remodeler d’après leur projet totalitaire. Ils agirent donc dans la mesure de leurs forces et par priorité. Par exemple les femmes chassées des fonctions de justice le furent pour de bon mais les dizaines de milliers d’enseignantes gardèrent leur emploi. Le régime se mit même en tête de favoriser les études gynécologiques parmi les femmes pour que les médecins de sexe masculin aient le moins d’occasions de toucher l’intimité de leurs patientes. Une façon comme une autre de sauver l’honneur de la république de Dieu. On trouva aussi quelques femmes pour les envoyer à l’Assemblée des mollahs, elles avaient généralement hérité leur siège d’un mari ou d’un père. Mais malgré tous ces compromis, ils n’oublièrent pas de reléguer les citoyennes de l’Iran à un statut de demi-citoyens, leur retirant entre autres leurs principaux droits en matière de mariage, du divorce et de garde d’enfants. En échange ils les laissèrent libres de contracter des mariages dits temporaires et de participer ainsi à ce qu’il est convenu d’appeler une prostitution religieusement encouragée. Ils réussirent surtout à créer une hostilité générale à l’égard des femmes, hostilité qui n’est pas toujours légalisée mais qui est très réelle et parfois plus forte que la cruauté exprimée par les lois. Les différentes troupes d’assaut mises sur pied par les mollahs sont les principaux vecteurs et les garants de cette mise au ban des femmes. La punition quotidienne des femmes récalcitrantes est de leur ressort, ainsi que la fonction de vigile des bonnes mœurs.

Il est commode de comparer les prétentions idéologiques des mollahs avec les résultats qu’ils ont obtenus sur le terrain et d’insister sur l’écart qui les sépare. Cela évoque le cas des nazis, ces derniers ne voulaient que des femmes au foyer, bonne mère et bonne épouse mettant au monde les futurs soldats du Reich, mais une fois au pouvoir ils furent obligés d’accepter les nouveaux rôles joués par les femmes dans la société allemande. Les religieux iraniens comptaient aussi reléguer les femmes aux tâches ménagères, ils ont dû en fin de compte les laisser prendre une part non négligeable aux activités sociales, mais en réussissant à les asservir à l’arbitraire d’un régime qui les méprise et en leur retirant bon nombre de leurs droits. C’est le seul domaine où, malgré leurs faiblesses d’organisation, ils ont réussi mieux que leurs prédécesseurs fascistes.

Certains et certaines vont jusqu’à présenter l’insuccès relatif des mollahs mesuré à l’aune de leur idéologie comme l’indice d’une meilleure compréhension de la société moderne, et de l’assouplissement de leurs positions à l’égard des femmes. Mon point de vue est tout différent et je pense qu’on n’hérite pas de ceux (et de celles) qu’on assassine. Au lieu de féliciter les mollahs pour leurs défaites relatives il faut les pousser de plus en plus loin et ouvrir ainsi la voie à la création d’une démocratie laïque en Iran.

C’est là-dessus que je voudrais conclure. La constante détermination des mollahs pour la mise à mort de Rushdie ainsi que dans la mise au pas des femmes n’a rien d’accessoire. Ces résolutions sont l’expression des tendances les plus profondes de ce régime et proviennent de la volonté de faire régner la loi divine sur la terre. Faire reculer les mollahs sur ces deux points est la seule façon de leur faire abdiquer leurs prétentions sans limites.

Barrer la route à l’intégrisme religieux, qui en cette fin de vingtième siècle a pris le relais des autres totalitarismes, est une tâche qui s’impose non seulement à tous ceux qui subissent son joug mais aussi à tous les hommes et les femmes de bonne volonté. Aucun totalitarisme n’est mort à sa périphérie, le fascisme religieux ne fait pas exception et il ne mourra que quand son cœur s’arrêtera de battre. Ce cœur bat à Téhéran.

1 Discours prononcé en juin 1993 devant « La grande loge féminine » à Paris.