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LES DANGERS D’UNE INTERNATIONALE INTÉGRISTE1

Mesdames, Messieurs

Je suis venue ici tout d’abord pour vous parler de mon expérience iranienne; ensuite pour mettre cette expérience en parallèle avec ce qui se passe en Algérie; enfin pour tirer les conclusions de la situation des laïcs dans le monde musulman.

L’Iran fut le premier pays à succomber à la vague de l’intégrisme moderne. Je dirai même que l’Iran fut le point de départ de cette vague qui fait vaciller le monde musulman. L’émergence spectaculaire de cet islam combattant permit à tout le monde de sortir les vieux clichés et de se mettre à discourir sur l’identité essentiellement islamique des Iraniens. Cette attitude consistait à résumer tous les aspects de la culture des pays « musulmans » dans leur religion et reprenait en fait les thèmes de la propagande intégriste, rendant ainsi un fier service à Khomeyni et à ses acolytes. Je voudrais profiter de l’occasion pour rectifier tant soit peu cette image.

La sécularisation de la société et du régime iranien était très poussée à l’aube de la révolution. La société avait commencé à se moderniser dès la fin du dix-neuvième siècle et le régime en place était en quelque sorte l’héritier par usurpation de la révolution constitutionnelle qui avait sonné le glas de l’ancien régime au début de ce siècle.

Le régime du Chah se présentait effectivement comme une dictature paternaliste et moderniste. Mais contrairement à ce que les intégristes n’ont cessé de répéter, le régime du Chah n’avait rien d’anti-islamique. Le Chah soutenait les religieux en leur octroyant des aides matérielles et en confortant leur influence sociale. En échange, il demandait et obtenait un soutien à sa légitimité. Il pensait ainsi raffermir les bases de son pouvoir et combattre le communisme à peu de frais, ce qu’il réussit en partie et pour une certaine durée. Mais quand les bases du pouvoir impérial furent ébranlées, il dut faire face à un phénomène sans précédent. En fait tous ses ennemis se liguèrent peu à peu autour d’un chef religieux qui voulait éliminer la monarchie et instaurer un gouvernement islamique. Le Chah fut débordé à la fois sur sa gauche et sur sa droite, il perdit d’abord le contrôle de la situation et puis le pouvoir.

En somme ce qui eut lieu en Iran fut une révolution fasciste d’un genre très particulier. Car la droite anti-démocratique et autoritaire fut la première à se faire éliminer par les fascistes, religieux en l’occurrence, tandis que d’habitude elle est la dernière à disparaître de la scène politique. Malheureusement ceux qui essayèrent de tenir tête à ce fascisme religieux furent très peu nombreux, et je parle en connaissance de cause car je faisais partie de ce petit nombre, car je ne pensais et je ne pense toujours pas qu’on puisse accéder à la justice et à la liberté à travers une religion quelconque.

Vous pouvez constater depuis quinze ans déjà le résultat de la prise de pouvoir par les mollahs. Je vais donc me contenter de citer quelques exemples.

D’abord l’attaque envers les femmes. Elles furent si je puis dire les victimes « naturelles » de ce régime. Inutile d’insister devant vous sur le sort qui est réservé aux femmes par la charia. La minorité légale qui est leur sort, la polygamie qui peut à tout moment s’imposer à elles, les gardiens des bonnes mœurs qui veillent de près sur elles et enfin les punitions barbares qui leur sont infligées le cas échéant.

La fuite des élites qui ont quitté un pays où elles ne se reconnaissent plus et où leurs compétences sont méprisées et leur façon de vivre rejetée.

L’écrasement des classes moyennes qui avaient été à la fois le produit et les vecteurs de la modernité en Iran.

La ruine économique d’un pays où les effets conjugués d’une idéologie primitive et d’un appétit immodéré du pillage n’ont pas manqué de développer leurs conséquences.

Le déshonneur international qui a frappé l’un des pays les plus ouverts du Moyen-Orient devenu un repaire de preneurs d’otages et de terroristes.

L’assassinat légal et l’emprisonnement de dizaines de milliers d’opposants, un exode massif et j’en passe.

Un tel sort attend tout pays passant sous le joug intégriste. Tous ceux qui luttent contre ce fléau et plus encore, tous ceux qui croient pouvoir garder la neutralité dans la lutte entre les intégristes et les laïcs doivent le garder à l’esprit.

L’Algérie est le pays le plus exposé au danger d’une prise de pouvoir par les intégristes. Les similitudes entre la situation algérienne et la situation pré-révolutionnaire iranienne me paraissent assez nombreuses. Un réseau de mosquées qui ont été peu à peu détourné de leurs fonctions purement religieuses pour remplir celles d’un parti politique; les nombreux problèmes d’un pays où les gens aspirent à la justice et à la liberté; un mouvement de masse qui se réclame d’un islam combattant et qui préconise des solutions imaginaires pour des problèmes réels; enfin et surtout un pouvoir autoritaire, longtemps insensible aux revendications démocratiques, ayant déjà profité de l’islam et qui continue d’en profiter.

La situation algérienne actuelle ressemble fort à une situation de guerre civile. Une polarisation assez nette s’est créée dans la société. Le F.I.S. constitue l’un de ces pôles et l’on s’attendrait à ce que l’autre pôle soit formé de laïcs. Mais apparemment ce n’est pas le cas, car le gouvernement algérien essaye toujours de tirer profit de l’islam en se montrant fidèle à la religion et espérant désarmer ainsi le F.I.S. C’est là à mon sens que réside le danger, la vraie place des laïcs a été usurpée par un pouvoir qui lutte effectivement contre les intégristes, mais évite d’adopter un discours laïciste, fermant les yeux sur cette simple vérité que les islamistes seront toujours gagnants dans toute surenchère religieuse.

Au fond je ne suis pas venue dans le but de vous décrire à vous la situation algérienne, mais plutôt pour attirer votre attention sur un aspect fondamental du danger intégriste. Beaucoup tendent à mépriser ce mouvement, il le mérite, mais il ne faut pas pour autant le sous-estimer. L’un des points forts de l’intégrisme est son caractère international, car il existe vraiment une internationale intégriste. Une internationale qui est nourrie par l’idéologie iranienne et par l’argent saoudien. Une grande partie de la force de l’intégrisme provient justement de son caractère international, de ses vastes réseaux, de ses bases éparpillées dans le monde musulman, de ses ressources qui proviennent de plusieurs pays.

Mais nous les laïcs, qu’est-ce que nous avons à leur opposer? Du courage, de la bonne volonté, quelques maigres ressources. Comment espérer gagner la rude bataille qui nous oppose à eux dans la situation actuelle? Est-ce qu’on peut espérer de défaire un ennemi si résolu avec des troupes si désunies?

J’en viens à la conclusion. Les ravages de l’intégrisme dans le monde musulman ressemblent beaucoup à celles opérées par le communisme dans le monde occidental pendant les années vingt et trente. Cette vague a déjà causé beaucoup de dégâts, où les intégristes ont pris le pouvoir c’est la ruine, où ils exercent leur pression le sort de la démocratie et de la modernisation est gravement compromis. Les musulmans ne peuvent compter sur personne d’autre pour contrer cette peste. Cette lutte ne sera possible que si les musulmans laïcs s’organisent à leur tour par-delà les frontières et constituent leurs réseaux à eux. Le danger auquel nous devons faire face est partout le même, si nous restons toujours désunis en pensant qu’à chaque pays ses problèmes suffisent et qu’on peut traiter localement l’intégrisme, je vous assure que nous avons perdu d’avance.

Notre planche de salut est de nous unir dans une sorte d’internationale de musulmans laïcs, se réclamant de la modernité démocratique, avec le but de contrer les intégristes, de pousser les gouvernements en place à délaisser toute politique islamisante qui ferait à terme le jeu des intégristes et enfin imposer la figure du « musulman laïc » à tous ceux qui cherchent à l’ignorer.

1 Prononcé en juin 1994 devant la communauté d’origine algérienne à Saint-Denis.