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LA FRANCE EST-ELLE TOUJOURS UN ÉTAT SOUVERAIN?1

Réza Mazloumane2 était un opposant des plus déterminés au régime islamiste de Téhéran, qu’il combattait à coup d’articles d’un ton particulièrement dur, où il n’hésitait pas à s’en prendre au corps même de la religion musulmane. C’est cette seconde particularité — on s’en doute — qui lui a décerné une place de choix sur la liste noire des assassins islamistes.

L’assassinat de cet homme n’est pas motivé par l’influence, somme toute restreinte, de ses idées, mais par leur caractère ouvertement anti-religieux. C’est le ton et le contenu de son discours qui ont irrité les mollahs, plus que l’efficacité politique de sa lutte. En somme, il a été assassiné plus comme un apostat que comme un opposant politique, même si la frontière entre ces deux notions est des plus imprécises dans l’esprit des théocrates de Téhéran.

Depuis son assassinat, Réza Mazloumane a été présenté aux Français selon tous ses titres sauf celui qui lui tenait le plus à cœur: professeur de criminologie à la faculté de droit de l’université de Téhéran. Depuis l’époque où il enseignait cette matière, il s’était distingué comme l’adversaire le plus résolu de la peine de mort en Iran, saisissant toutes les occasions qui lui permettaient de défendre son point de vue, affrontant les critiques et les quolibets qui ne manquaient de le viser au moment des procès à sensation.

Par-delà les motifs qui l’ont suscité, cet assassinat pose une nouvelle fois le problème de la sécurité des opposants et des réfugiés iraniens qui se trouvent hors de l’Iran et plus particulièrement en France. Plus d’une soixantaine d’entre eux ont été assassinés depuis la prise de pouvoir des mollahs. Mazloumane a été la huitième victime tuée sur le sol français. La diffusion de la nouvelle de son assassinat a été accompagnée, selon un triste rituel, par une série de suggestions qui transforment l’enquête sur la mort de chaque opposant au régime des mollahs en un jeu de piste dérisoire et irréel, détournant les regards du vrai commanditaire de ces assassinats. Diversion facilitée par l’habitude qu’ont prise les mollahs de faire sous-traiter leurs basses œuvres par des islamistes non iraniens ou tout simplement par des tueurs à gages, éliminant ainsi les indésirables tout en minimisant les risques d’être compromis. Cette méthode est éprouvée depuis dix-sept ans, et quand la machine s’enraye, il y a toujours la possibilité de négocier afin de dédouaner les assassins maladroits ou malchanceux, reconvertis par le hasard des choses et les soucis diplomatiques, en monnaie d’échange. Les cas d’Anis Naccache3, gracié par un calme après-midi d’août, et des deux suspects du meurtre réclamés en vain par la justice suisse et envoyés d’autorité à Téhéran, sont les exemples les plus éclatants des méthodes islamistes, confortant ceux qui les utilisent dans le mépris qu’ils ont toujours cultivé à l’endroit des démocraties occidentales.

Le gouvernement français tient-il encore à continuer sa politique de conciliation à l’égard du régime des mollahs, tout en restant insensible au sort des réfugiés qu’il a accueillis sur son territoire? Si tel est le cas, quelle signification peut avoir le statut de réfugié pour des gens qui restent à la merci des tueurs commandités par Téhéran? Le régime iranien a mis en œuvre, depuis quelques années, une nouvelle tactique à l’égard de tous ceux qui ont quitté leur pays pour des raisons politiques. S’ils acceptent d’échanger leur statut de mort civile contre celui de mort politique, ils auront droit à un passeport et au retour au pays. S’ils restent dans les limites que le régime a définies pour l’expression de toute opposition, y compris l’opposition située en dehors de l’Iran, ils auront quelques chances d’avoir la vie sauve. Mais s’ils continuent à défier ouvertement et radicalement le régime iranien, même si l’expression de cette défiance n’excède pas le domaine purement verbal, ils doivent s’attendre au pire. Mazloumane était de ces derniers et on connaît son sort.

Le gouvernement français peut toujours alléguer le fait que les assassins de Mazloumane n’ont pas été identifiés formellement et qu’il est de ce fait impossible de porter définitivement l’accusation vers qui que ce soit. Cette logique juridique n’est pas exempte de vérité et constitue par ailleurs un très bon prétexte à l’inaction. Le prétexte aurait été parfait s’il n’existait pas une raison d’État en France et si le gouvernement de ce pays remplissait uniquement des fonctions juridiques. Mais du moment que cette raison d’État existe, et on peut le constater tous les jours, comment il se fait-il qu’elle ait été appliquée tant de fois au profit des mollahs et jamais à l’avantage de leurs victimes qui vivent sur le sol français, et donc théoriquement sous la protection du gouvernement de ce pays? Serait-il si difficile de faire savoir au gouvernement iranien, qui est de toute évidence le commanditaire de ces meurtres, qu’il devrait cesser de se sentir partout chez soi et d’occire quiconque lui déplaît? Le gouvernement français ne s’est même pas donné la peine de convoquer une seule fois l’ambassadeur de la république islamique pour lui signifier son mécontentement de ces meurtres régulièrement commis sur son territoire. Comment ne pas qualifier cette attitude de désintérêt et de manque de volonté politique? Tout se passe comme si le principe d’extra-territorialité s’appliquait non seulement au personnel de l’ambassade de la république islamique, mais aussi à ses tueurs à gages et aux victimes de ces derniers. Comme si ces meurtres constituaient les épisodes d’un conflit familial résolu selon les coutumes locales, mais malencontreusement sur le sol français.

Au moment où les Français subissent à leur tour et dans leur chair les rudes coups du terrorisme islamiste, il faudrait faire remarquer au gouvernement de ce pays qu’il n’existe pas deux genres de terrorisme islamiste, dont un qui s’appliquerait —contrairement aux principes de la neutralité — aux non-musulmans et qui serait de fait particulièrement odieux; et un autre qui s’appliquerait aux musulmans eux-mêmes et qui jouirait d’un caractère interne rendant quelque peu compréhensibles tous les excès. Les victimes peuvent changer mais le but de ce terrorisme reste partout le même: étendre et renforcer l’emprise de l’islamisme au détriment de la tolérance et de la démocratie.

Le gouvernement iranien, par l’élimination systématique de ses opposants les plus résolus, montre à juste titre son manque de confiance dans l’avenir; il est regrettable que les gouvernements français successifs puissent produire, à travers une politique d’apaisement systématique, l’impression qu’ils misent sur l’avenir de l’intégrisme.

1 Paru dans la revue « Les Temps Modernes », n°591, Décembre 1996-Janvier 1997.

2 Universitaire iranien, il fut assassiné en France en mai 1996.

3 Chef du commando de cinq hommes qui tenta d’assassiner Chapour Bakhtiar en 1980. Cette tentative n’atteint pas son but mais se solda par la mort d’une voisine, d’un policier et la paralysie à vie d’un autre agent de police.