Fermer

LA FATWA CONTRE RUSHDIE DONNE LIEU À UNE SURENCHÈRE POLITIQUE « 1

Il y a tout juste un an, cinquante intellectuels iraniens en exil lançaient un appel de soutien à Salman Rushdie, condamné à mort trois ans plus tôt par Khomeyni. Aujourd’hui, ils sont deux cents a avoir signé ce texte. Mme Mahshid Amir-Shahy, l’auteur de cet appel, est en exil depuis 1980. Écrivain très réputé dans son pays, elle a écrit de nombreux recueils de nouvelles mais aussi des romans; ses œuvres sont interdites en Iran.

 

Politis: L’action menée par les intellectuels occidentaux en faveur de Salman Rushdie vous semble-t-elle efficace ?

Mahshid Amir-Shahy: Les déclarations et les condamnations des intellectuels occidentaux sont interprétées en Iran comme le signe d’un complot occidental contre l’Islam. Pour les mollahs, les occidentaux sont des infidèles; leurs attaques ne les atteignent donc pas. L’appel des intellectuels iraniens les touche beaucoup plus. D’une part, parce que ce sont les représentants de la culture iranienne. D’autre part, parce que l’appel ne laisse aucune ambiguïté. Les déclarations des intellectuels occidentaux, peut-être par peur d’offenser le peuple iranien, sont restées trop timides. De plus il est clair que l’action en faveur de Rushdie serait beaucoup plus efficace si les intellectuels occidentaux faisaient pression sur leurs gouvernements afin de les inciter à exiger le retrait total et sans condition de la fatwa. I1 faut suivre l’exemple de l’Allemagne où le Bundestag a pris une résolution informant l’Iran que s’il arrivait quoi que ce soit à Salman Rushdie, cela ne manquerait pas de porter préjudice aux intérêts politiques et économiques de ce pays. Pour obtenir le retrait de la fatwa, les gouvernements occidentaux doivent réagir officiellement.

 

Comment vous est venue l’idée de lancer cet appel ?

I1 y a un an, il était prévu que soit organisé à Téhéran un Salon du livre auquel seraient conviés des éditeurs étrangers. Cela me paraissait tellement scandaleux que j’ai voulu réagir et j’ai lancé cet appel. Il a fallu faire vite pour que celui-ci soit publié avant la tenue du salon. Soutenu par des intellectuels français, nous avons fait pression sur les éditeurs pour qu’ils n’y aillent pas. Cela a réussi car la France a finalement boycotté.

 

Quel est l’objectif de l’appel que vous avez lancé?

L’appel de soutien à Salman Rushdie vise à mettre fin au chantage culturel pratiqué par le gouvernement iranien et à faire savoir au monde entier que les valeurs universelles ne sont pas absentes de mon pays. Je répète à qui veut l’entendre, défendre la plus célèbre victime de l’intolérance des mollahs est en même temps la meilleure façon de leur montrer la sortie; de leur faire savoir que les héritiers d’un vieillard sénile et illettré en matière littéraire sont très mal placés pour représenter la culture iranienne. C’était une façon aussi d’essayer de racheter le prestige perdu des Iraniens. Après la publication de cet appel, certains signataires m’ont dit qu’ils pouvaient maintenant avoir la tête haute.

 

Quelle fut la réaction des autorités iraniennes à la suite de cet appel ?

La réaction des islamistes iraniens a été immédiate. Des journaux ont publié des extraits de l’appel citant tout particulièrement le passage défendant le droit au blasphème, ce qui fut une erreur de leur part car ils ont ainsi permis de briser un tabou. Cependant les termes utilisés pour qualifier les signataires de cet appel n’ont pas été tendres: pour les mollahs, nous nous sommes « vendus » à l’Occident. L’un des articles sur le sujet mentionne que la fatwa de Khomeyni s’applique désormais à nous aussi.

 

Avez vous eu du mal à rassembler ces deux cents noms ?

J’ai essuyé des refus de la part de certaines personnes qui craignaient que leur signature porte préjudice à leurs familles restées en Iran. Elles étaient néanmoins en accord avec cet appel. Mais le résultat est très positif car parmi les signataires se trouvent des « poids lourds » de la culture iranienne, des poètes, cinéastes, acteurs, écrivains, journalistes très connus en Iran.

 

Comment expliquez vous la fatwa ?

Avant la fatwa, Salman Rushdie était un écrivain très apprécié en Iran. Son livre, « La Honte », avait obtenu un prix officiel. Je suis persuadée qu’aucun mollah n’a lu les « Versets sataniques »; ils ne lisent pas assez bien l’anglais pour cela. Et même s’ils l’avaient lu, il n’y a rien de choquant dans ce livre, rien qui n’ait déjà été dit par des historiens classiques de l’islam. La fatwa est donc à mon sens un acte politique. C’est encore une façon de diviser le monde entre les bons et les méchants et ainsi de justifier la politique du gouvernement iranien. Salman Rushdie est devenu l’un des symboles du démon occidental.

 

Pensez vous que la fatwa sera retirée ?

Je l’espère, mais objectivement je pense que cela sera difficile à obtenir des mollahs et ce pour deux raisons: depuis que Khomeyni est mort, personne n’a osé dire que la fatwa était caduque; au contraire, tout le monde s’en réclame car c’est devenu l’objet d’une surenchère politique. En Iran, personne n’a effectivement assez de pouvoir pour prendre une telle décision: les héritiers de Khomeyni se partagent le pouvoir et si l’un d’eux se déclarait contre la fatwa, les autres en profiteraient pour l’éliminer. La deuxième raison est idéologique: quand ce régime a pris le pouvoir, il a eu la prétention d’islamiser l’Iran mais aussi le monde. Comme cela a échoué, les mollahs ont été amenés à composer pour garder le pouvoir. La crise d’identité que ça a entraîné les a obligés à s’agripper à tout ce qui pouvait désigner leur régime comme islamiste: le cas Rushdie est le parfait exemple de cela.

 

L’opinion publique iranienne partage-t-elle le point de vue du gouvernement sur Rushdie et sur les Versets sataniques ?

I1 est difficile de répondre à cette question mais il y a des rumeurs qui disent que l’on paye très cher en Iran pour se procurer « sous le manteau » la traduction des « Versets sataniques » en persan. I1 y a peu de temps, on m’a raconté qu’une femme qui en avait assez de la lenteur de la bureaucratie iranienne a crié: « Vive Rushdie ». I1 serait donc devenu le symbole d’un « ras-le-bol » face aux difficultés de la vie en Iran car les gens sont mécontents. Là-bas: il y a beaucoup de misère et la vie est chère. Cependant il n’y a pas d’opposition organisée. Les femmes iraniennes opèrent une résistance passive: elles achètent des tchadors à la mode et laissent dépasser un peu de cheveux… Je suis persuadée que le régime islamiste tombera grâce aux femmes qui n’en pourront plus de subir le joug masculin car elles sont en quelque sorte le souffre-douleur du régime: dès que quelque chose va mal, ça retombe sur les femmes.

 

Comment réagissez vous face à la timidité de l’action des gouvernements français dans cette affaire?

Je n’arrive pas à comprendre. La France, terre de liberté, aurait du être le premier pays à réagir. Son inaction s’explique par des raisons économiques: les gouvernements français se disent que l’Iran est un marché potentiel et justifient leur position en prétendant que maintenant le gouvernement iranien est beaucoup plus modéré que du temps de Khomeyni. Mais c’est faux, rien n’a changé. J’ai quand même du mal à comprendre que l’on puisse nier certaines valeurs fondamentales pour des intérêts économiques.

 

Salman Rushdie a t-il eu connaissance de votre appel?

Oui, et il a été très touché. I1 m’a écrit une lettre de remerciement très touchante. Ça a été pour lui un appui moral important. Depuis un an, je ne sais pas si c’est une heureuse coïncidence, ou si cet appel lui a redonné le courage de se battre, je trouve qu’il a changé d’attitude. Avant cela il fléchissait un peu; maintenant il est décidé à pousser les gouvernements à faire pression sur l’Iran. Sa position est devenue plus nette.

 

En tant qu’iranienne, qu’avez-vous ressenti quand vous avez appris que Rushdie était condamné à mort par Khomeyni?

I1 n’y a pas de mots pour définir ce sentiment. C’est un mélange de frustration, de colère, de honte. C’était quelque chose que je ne pouvais pas maîtriser, quelque chose de nouveau. Ça a été un choc aussi grand que lors de la prise de pouvoir par les islamistes où lors de la première lapidation publique d’une femme. Cette coutume religieuse est organisée de façon très précise en Iran: la femme est mise dans un trou, seules sa tête et la moitié de son buste dépassent; les pierres qu’on lui jette ne sont ni trop grosses pour ne pas la tuer trop vite ni trop petites… Et on appelle ça ma culture à moi ! Tout cela est d’autant plus douloureux que la véritable culture iranienne est magnifique. Autrefois, l’Iran était un pays de blasphème et de tolérance, où toutes les cultures se mélangeaient. Même aujourd’hui, je continue à dire que l’Iran est le pays de Khayam2, pas celui de Khomeyni.

1 Paru dans « Politis » en mai 1993.

2 Poète iranien du XIIe siècle.