Fermer

ÉLECTIONS PIÈGE À QUI?1

Les hasards du calendrier ont fait que les « élections » présidentielles iraniennes ont lieu à peu près au même moment que les élections anticipées en France. Cette conjonction a induit des effets bizarres, on voit fleurir dans la presse française des gloses sur l’importance et l’issue des élections islamistes. Un tel nous parle du nombre des candidats, et de là il veut nous persuader de l’existence d’une compétition serrée. Un autre nous assure que cette fois-ci personne ne connaît d’avance le nom du futur président, et il en déduit l’incertitude fondamentale de l’issue des élections. Enfin le dernier arrive et conclut que le nombre des voix portés sur chaque candidat tranchera leurs sorts respectifs. Et pour comble, certains vont jusqu’à partager les candidats entre ceux de l’opposition et ceux du régime en place!

Tous ces sophismes simplistes et enfantins sont agrémentés d’un nombre incalculable de détails sur le nombre, le physique, les préférences… de chaque candidat et même sur l’attachement de chacun d’eux à tel ou tel sanctuaire chi’ite, en d’autres mots à leur saint-patron! Bref on engloutit le lecteur non averti sous un torrent de détails pittoresques qui finissent par le convaincre de la réalité de l’histoire qui lui est racontée; comme le lecteur d’un roman qui, au bout de quelques pages, se laisse entraînerpar l’accumulation des détails et l’art du conteur, suspend son jugement et finit par prendre l’histoire qu’il a sous les yeux peu ou prou au sérieux.

Dans cette confusion regrettable, il serait salubre de rappeler quelques repères fondamentaux à tous ceux qui suivent le déroulement des « élections » islamistes.

Ces « élections », quel que soit leur objet, se déroulent en trois temps: lors du premier, l’oligarchie islamiste sélectionne les candidats, lors du second on organise le carnaval du vote populaire, lors du troisième l’oligarchie déclare le vainqueur. L’ignorance par le commun des mortels du nom du futur président de la R.I.I. ne préjuge en rien d’une réelle indécision en la matière, encore moins d’une décision par les urnes. Le secret de telles délibérations est rarement percé par les analystes, souvenons-nous du cas de l’U.R.S.S., où aucun service de renseignement ni aucun soviétologue n’a réussi à pénétrer le secret des successions.

Les quatre candidats actuellement en lice sont tous de purs produits du régime actuel. Les nuances de leur islamisme n’excède guère le seuil de tolérance du régime qui les a fait exister. Aucun d’eux ne met en doute la primauté de la charia sur toute loi humaine ni la prééminence du clergé au sein de la société islamiste, ni enfin la place de l’islamisme comme matrice légitime de toute expression politique. La confusion entre les nuances de la notion de laïcité, ou plus précisément entre « laïc » et « laïque » brouille les distinctions; tel candidat islamiste qui ne porte pas de turban est présenté comme laïc sans qu’aucune précision soit apportée sur le fait qu’il est néanmoins islamiste.

Enfin il faut avoir à l’esprit les problèmes créés par la Constitution de cette république islamiste elle-même. Cette Constitution, rédigée au lendemain de la révolution et amendée à chaque fois que l’équilibre des forces au sein de l’oligarchie islamiste l’exigeait, souffre d’une tare congénitale: celle de vouloir faire coexister le principe de la souveraineté divine avec la souveraineté populaire. Cette énorme contradiction née de la tension entre l’idéologie réactionnaire des islamistes et les aspirations du mouvement populaire a été tranchée dans les faits par le plein pouvoir des islamistes en général et du clergé chi’ite en particulier. Dans ces conditions un retour au texte de la constitution, souhaité par les uns et prédit par d’autres, ne saurait résoudre les problèmes. Les contradictions de cette Constitution la rendent inapplicable et empêchent toute réforme par voie constitutionnelle qui aurait pour objet de mettre fin au plein pouvoir des mollahs, sans parler des « élections » qui ont lieu dans ses cadres. La seule issue est un changement de la Constitution, donc un changement de régime. Changement que tout démocrate devrait réclamer, changement qu’on pourrait souhaiter sans violence, mais qu’on ne saurait éviter ou présenter comme superflu.

Dans le cadre de la Constitution actuelle et le régime qui s’en réclame, aucune élection ne saurait avoir un sens et la propagande pour des élections qui ne sont qu’un marché de dupes serait en réalité une apologie du régime islamiste. Une telle apologie pourrait remplacer les analyses sérieuses pour quelque temps mais son effet principal serait de coûter la vie à un nombre croissant d’Iraniens qui subissent le joug des mollahs.

1 Envoyé au journal « Libération » en mai 1997.