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L’AFFAIRE RUSHDIE1

Depuis quatre années déjà un écrivain né en Inde, vivant en Europe, d’origine musulmane sunnite et d’expression anglaise a été condamné à mort par un religieux canoniste iranien chi’ite qui ne reconnaissait ni de frontière à son royaume ni de limites à son autorité.

L’événement paraît bizarre, il a de quoi surprendre. C’est une de ces bizarreries dont notre siècle garde le secret et il nous a encore tous surpris. Comment avons-nous réagi à cela? Tout naturellement dans le désordre. Les déclarations fusèrent sous la plume d’intellectuels dont le prestige était grand et la bonne foi sincère. Mais un prestige qui hélas ne débouchait sur aucune persuasion et une bonne foi qui restait désarmée devant la foi tout court. En un mot notre défense fut désordonnée et nos batailles dispersées. Depuis, peu de choses ont changé.

D’aucuns s’accommodent de cette situation, la considèrent comme un match nul et remarquent que Rushdie est toujours en vie; de mon point de vue elle ressemble plutôt à un échec retardé et je me permets de souligner que la tête de l’intéressé est toujours mise à prix.

La question est de savoir si nous voulons en rester là.

Jusqu’à maintenant les commanditaires du meurtre ont eu de nombreux avantages dont le plus évident est celui de la surprise. Ils ont réussi à impressionner le monde entier par leur allure spontanée et imprévisible, ce tout en agissant méthodiquement. Leur méthode est bien définie, elle a été éprouvée en Iran et s’exporte depuis la révolution. Ils terrorisent leurs adversaires en invoquant l’ire divine, si l’effroi du châtiment des dieux ne vient pas à bout de la résistance c’est leur propre vengeance qu’ils mettent en œuvre. Nous prétendons vivre dans un monde désenchanté et nous sommes malgré tout à la merci d’un sacré ramené au niveau du simple procédé.

Le cas Rushdie n’est que l’utilisation la plus flagrante et la mieux connue de cette recette. Mais à l’origine de cette affaire il y a eu comme une bévue. En voulant imposer leur loi au monde entier, les mollahs ont visé trop haut, préparant ainsi leur propre défaite. Leur attaque contre le monde moderne a depuis quatre ans atteint son point culminant, c’est de là qu’elle va échouer et nous sommes en mesure de précipiter cet échec.

C’est à cette fin qu’à mon sens doit intervenir une sorte de division des tâches entre les intellectuels du monde musulman et plus particulièrement les iraniens d’un côté et les intellectuels occidentaux de l’autre. Division qui trouve sa raison d’être dans la géographie des faiblesses du régime auquel nous avons affaire et que les mollahs eux-mêmes qualifient de théocratique. Régime anti-moderne, sevré d’une idéologie culturaliste, qui puise son altérité dans l’islam et qui la sacralise par cette religion. Une idéologie trop longtemps prise au sérieux, qui a pu attirer l’approbation des uns et imposer le respect aux autres. Discréditer cette idéologie et briser le tabou de cette sacralité imposée à coups de fouet, de lapidation et de bombes, seuls des Iraniens pouvaient le faire et ils l’ont fait. L’appel du soutien à Salman Rushdie qu’ils ont lancé l’année dernière et qui continue à recueillir des signatures, vise à mettre fin à ce chantage culturel et faire savoir au monde entier que les valeurs universelles ne sont pas absentes du pays de la terreur sacrée. Car ces valeurs, si universelles soient-elles, ne peuvent se passer de représentants en chair et en os. Défendre la plus célèbre victime de l’intolérance des mollahs est en même temps la meilleure façon de baliser leur voie de sortie, de leur faire savoir que les héritiers d’un vieillard qui jusqu’à la fin de sa vie de quatre-vingt-dix ans n’a su maîtriser l’emploi des verbes auxiliaires dans sa langue maternelle et qui s’est lancé sur le tard dans la critique littéraire, sont très mal placés pour se recommander de la culture iranienne et justifier par ce biais leurs crimes. La réaction que cet appel suscita de la part des islamistes fut conséquente et immédiate. Ce que les iraniens pouvaient faire c’était porter la contradiction au cœur du discours intégriste et offrir ainsi un point d’appui moral supplémentaire aux défenseurs de Rushdie.

Venons en aux intellectuels occidentaux. Ils ont été les plus actifs depuis le début de cette affaire, ils n’ont pas manqué de dénoncer avec toute la vigueur nécessaire le caractère abject de cette fatwa, sans être entendus par ceux qui se font un point d’honneur de s’offrir la tête de l’écrivain insolent. C’est à vous que je m’adresse. Les mollahs dénonceront toujours vos appels à la clémence ainsi que vos condamnations de l’intolérance comme faisant partie d’un complot occidental. Derrière le bouclier de l’idéologie ils ne se sentiront pas atteints par vos dénonciations. Néanmoins, si vous consentez à focaliser vos efforts sur les gouvernements des pays occidentaux, tant directement que par le truchement de l’opinion publique, afin de les inciter à exiger le retrait total et sans condition de la fatwa, vous réussirez à faire fléchir le gouvernement iranien. Car malgré ses allures de matamore, il est travaillé par les difficultés intérieures et ne saurait nullement faire face à une pression internationale sérieuse. L’idéologie peut prémunir contre l’atteinte des vraies idées, elle ne préservera jamais contre les contraintes de la réalité.

Je voudrais finir sur une dernière remarque. Aucun pays n’a été assez grand pour contenir à la fois la tyrannie et la liberté d’expression. En voyant trop grand Khomeyni a eu l’imprudence de lier le sort de son régime à celui de la liberté d’expression, non seulement en Iran mais dans le monde; cette alliance sera funeste. Nous continuons notre effort et pour défendre les droits de Salman Rushdie et pour faire progresser l’idée d’une démocratie laïque parmi les iraniens qui, croyez-moi, n’ont aucune illusion sur les vertus de l’islam politique.

Je ne pense pas qu’on puisse dissocier ces deux causes et j’ose espérer que nous serons ensemble dans cette lutte.

1 Prononcé à la réunion de la Ligue des Droits de l’Homme, Paris le jeudi 11 février 1993 et repris dans « Pour Rushdie », La Découverte, Carrefour des Littératures, Colibri, 1993, Paris.